Mercredi 23 [avril 1856]. 2 pages grand in fol.
EXTRAORDINAIRE LETTRE D'ADMIRATION AU POETE EXILE A LA LECTURE DES CONTEMPLATIONS.
Il regrette la publication dans Le Mousquetaire de trois pièces précédées " d'une réclame à l'usage du premier faiseur d'hémistiches venu. Non mon grand, non mon cher Victor, vous savez bien que ce n'est pas ainsi que mon cœur parle à votre cœur, mon amitié à votre amitié - mon exil à votre exil - car si vous êtes exilé de la France, moi je suis exilé de vous. Il y a bien longtemps que j'attends votre beau livre […] et tout ce qui a encore dans l'âme un rayon de votre soleil poétique de 1830 l'attendait avec moi. Plus heureux seulement que beaucoup, je l'avais lu à Bruxelles dans une de ces fréquentes visites que je fais à nos amis. J'avais demandé à notre cher Noël PARFAIT de corriger l'épreuve de la pièce qui m'est adressée, mais j'avais eu la discrétion de ne pas même demander à la copier et j'étais revenu comme on revient des Pays fabuleux, avec des éblouissements plein les yeux mais sans rien rapporter des diamants que l'on a foulé aux pieds, des perles qui ont grélé sur la tête. J'étais revenu en disant c'est splendide, merveilleux, inoui. Jamais on n'a étendu les bras si loin, jamais on n'a levé les mains si haut. Béni soit le Dieu qui fait souffrir puisqu'il permet à la douleur de jeter de pareils cris "… Dumas conçoit bien que le poète, devant la douleur, soit envahi par le doute et demande à Dieu pourquoi elle lui est infligée : " Homère et Dante lui ont fait la même question. L'un en abordant à Ios, l'autre en expirant à Ravenne. L'Illiade et la Divine Comédie, sont la réponse du Seigneur. Il faut que le pied du vigneron foule la grappe pour qu'elle donne le vin. Il faut que le pied de l'adversité foule le cœur pour qu'il donne la poésie "… Puis il évoque la mort tragique de LEOPOLDINE : " Nous qui avons connu l'enfant que vous-même avez perdue et que vous pleurez, nous qui vous avons perdu et qui vous pleurons, peut-être trouvons-nous qu'il coûte cher le froment broyé sous la meule de la mort et de l'exil, pour la nourriture de l'esprit, mais dans cinquante ans, dans cent ans dans mille ans quand nous seront morts nous, et que vous aurez l'âge de Dante et d'Homère, quand on lira les vers adressés à votre fille, quand on lira les vers adressés à la France, nos arrière neveux diront : il n'eut point fait cela s'il n'eut pas souffert. Donc, il était bon qu'il souffrît. O grand mystère de la Douleur, arbre qui ne laisse couler son beaume que par ses blessures. Au reste, soyez béni mon grand bien aimé Victor , car voilà ce que vous avez fait. J'avais chez moi […] une pauvre mère de vingt ans [sa protégée et maîtresse l'actrice Isabelle Constant] qui venait de perdre son enfant. Depuis la veille elle criait miséricorde au Seigneur - mais elle n'avait pu pleurer […] ses larmes qui ne pouvaient sortir retombaient sur son cœur et l'étouffaient " Lorsque Paul MEURICE entra avec les livres, il comprit qu'elle était sauvée. Dumas ouvre un volume au hasard, et se met à lire Le Revenant : " Au dixième vers, elle pleurait. Vous avez connu cette mère […]. Et vous l'avez aimée comme vous aimez tout ce qui est jeune, tout ce qui est beau, tout ce qui est bon ". Voilà désormais Hugo " grand médecin des âmes ", car quand elle ne peut plus pleurer, il prend le livre et lit : " et elle pleure, mon ami les mêmes larmes que vous avez pleuré. […] Elle vous aimait, maintenant elle vous adore - elle avait pour vous de l'admiration maintenant elle a pour vous un culte "… Il parle souvent de lui avec LAMARTINE : " il vous connaissait comme son rival, comme on connaît un guerrier armé pour le combat, il me disait c'est un Encelade, un Prométhée, c'est un titan ; je lui ai dit moi c'est plus que tout cela, c'est un cœur - je vous connais mieux que personne, moi ami, moi qui vous ai vu pleurer, moi qui vous ai senti souffrir. Votre nouveau livre n'ajoute rien à ma tendresse et à mon dévouement pour vous, mais il grandit mon admiration à la hauteur de votre génie "…