OU COMMENT SE GERE ET SE CONSTRUIT L'ESPRIT D'UNE REVUE AU JOUR LE JOUR.
74 L.A.S. et 9 cartes postales. Total de 169 p. de divers formats, la plupart in-12 et non datées. En-tête de la N.R.F., 6 l. tapuscrites, 3 à Mme Bounoure.
Parmi toutes les revues auxquelles Bounoure a participé, c'est pour la N.R.F. qu'il a donné le plus d'articles (son premier article date de 1923, le dernier de 1958). Paulhan, directeur de la revue de 1925 à 1940 puis directeur de la Nouvelle Nouvelle Revue Française à partir de 1953, est son correspondant privilégié. Paulhan anime également Mesure, Les Cahiers de la Pléiade, Les Lettres françaises, et ne manque pas d'y inviter encore son ami Bounoure. Même si le ton est amical, s'il donne des nouvelles personnelles et familiales, le sujet est essentiellement littéraire et concerne les revues qu'il dirige.
Longues lettres de plusieurs pages ou simples mots vite envoyés, Paulhan y a toujours ce style direct et nerveux du directeur de revue qui stimule son critique, suscite des articles, évoque maintes rencontres et tant de publications. Ses lettres sont ponctuées de "J'attends votre Fargue", "J'aime extrêmement votre Eluard", "Et les autres notes, les notules promises ?" A peine a-t-il reçu une critique sur Jouve qu'il en espère une sur Claudel ; le Rimbaud qui vient de sortir est admirable, mais "il y a bien longtemps que vous ne m'avez donné ni notes brèves, ni notes sévères". "Ne consentirez-vous pas à écrire un St John Perse, ou bien un Michaux, ou bien…" Les critiques de Bounoure suscitent toujours son admiration ("Votre belle étude sur Jouve vous rendait plus présent à mon esprit : jamais le tissu de mots ne m'avait mieux laissé voir l'enthousiasme, la révélation, les dieux qui vous habitaient. J'attends plus impatiemment votre Claudel"), même si parfois il est contraint d'en couper des passages (mais "ainsi réduite, votre note demeurera sans doute la plus longue qu'ait jamais publié la N.R.F."), ou de les publier en deux numéros ("Pardonnez-moi si je ne puis donner que la première moitié de votre note sur Bousquet : c'est qu'elle est très longue, et je dispose de bien peu d'espace").
Les verdicts de Bounoure sont écoutés : "Je vous envoie quelques poèmes de Fondane. Faut-il les accepter ? Je suivrai votre avis". On perçoit l'influence de Bounoure sur Paulhan : il défend Suarès, Schehadé (devant le "redoutable comité qui réunit Crémieux à Malraux, et Fernandez à Gaston Gallimard", mais on lui a "opposé tout ce qu'il y a dans l'art de Georges Schehadé, de trop évidemment complaisant, et de périssable" et "répondu qu'il fallait attendre qu'[il] s'en prît à une matière plus résistante et plus difficile. J'aurais voulu faire aimer le livre de Schehadé autant que vous l'aimez"), Jouve ("Je ne méconnaissais certes pas la grandeur de P.J. Jouve. J'ai fait, je crois, beaucoup pour lui. Cela dit : je crois qu'une certaine faiblesse, ou lâcheté, de sa nature le porte ici et là, au comble du mauvais goût et de l'inauthentique…"), etc. L'avis du "Cher ami" est aussi sollicité sur ses propres écrits, notamment les Fleurs de Tarbes, qu'il voudrait voir "digne de ce que vous m'écrivez, - et sans doute avez-vous deviné ce qu'elle eût dû être, ce qu'elle sera si je ne me trompe pas". Outre des articles, Paulhan taraude aussi Bounoure pour qu'il lui donne autre chose : "Ne me ferez-vous jamais lire de vous que des critiques ?" (on savait qu'il écrivait de la poésie).
Paulhan écrit par paragraphes séparés d'astérisques, sautant nerveusement d'un sujet à l'autre : il évoque la vie de la N.R.F. (Claudel est "prêt à rentrer à la N.R.F. (et moi je le voudrais beaucoup)"), relate les rencontres avec leurs amis écrivains (Jouhandeau, Supervielle, Michaux, Bousquet, etc.), commente la mort de Segalen (un suicide ?), de Muselli. Portraits d'Artaud ("il a engraissé, sa barbe a poussé. Il affirme parfois qu'il est grec de Smyrne. Il refuse de voir sa mère"), Dominique Aury (sa "névrose… se change insensiblement en démence", tente de se suicider), soutient Jabès pour qu'il obtienne la nationalité française, demande des nouvelles de ceux qu'a vus Bounoure : "Avez-vous rencontré Michaux ? … Il n'a fait que traverser Paris, plus maigre et noir que jamais. Depuis, j'ai parfois reçu une carte postale d'Italie, de Grèce, de Turquie. Il m'y parlait de la Syrie, de la Grèce, de la Chine et de l'Inde. Où est-il maintenant ?" Et d'enchaîner sur Max Jacob pour rebondir sur Jouhandeau tout en demandant un article sur Parricide ou une contribution pour Commerce. S'exprime sur l'histoire tourmentée de la N.R.F. après la guerre : "Donc, la N.R.F. a reparu. Cela fait un numéro (à mon sens) trop massif, avec trop de grands noms… Elle naît au milieu de conflits légèrement ridicules. Sera-t-elle de droite ou de gauche ?". Malraux s'assure que Montherlant est le seul "collaborateur" du sommaire, et Paulhan de répondre ironiquement : "Mais nous avons G. Bounoure, ce dangereux révolté qu'il a fallu chasser jusqu'en Egypte".
Paulhan commente les récentes publications ; ainsi est-il "navré de voir publié par la N.R.F." le Grand jeu de Péret. "Avez-vous déjà reçu l'Anthologie de la Poésie de Gide ? Quel charme désuet… Etrange chose que d'imaginer un Rimbaud, disciple de Pichette. Plus étrange, qu'une vieille maison sagace et prudente s'y soit laissée prendre". La collection de La Pléiade, ce sont des volumes " sur papier bible, qui sont délicieux. Transparents, légers, compacts… Essayez-en". Demande quels livres envoyer : "N'y a-t-il pas des livres que vous désiriez ? J'hésite à vous faire envoyer tous les livres que publient les éditions, il y en a trop, et trop inégaux, mais vous devriez joindre à chacune de vos lettres une petite liste". Joints :
- BOUNOURE : 3 brouillons de longues l. à Paulhan, 6 p. A propos de son "élection triomphale" (à l'Académie, en 1963 ?), d'un livre que Paulhan lui a offert ("en le timbrant de vos initiales et d'une dédicace affectueusement héraldique…il n'y a point d'homme, bien cher ami, qui m'ait donné autant que vous, l'impression que cet irréel qui est le vrai réel, je veux dire le féérique, votre personne même…"), et la poésie, notamment les discours de Gide sur Suarès à Beyrouth : "Les querelles des poètes et des artistes ne résistent pas (du moins en principe) à une vérité simplement dite…", Jouve, Jabès ("merci de tout ce que vous faites pour Jabès"), etc.
Passionnante et très riche correspondance entre deux acteurs de l'édition.