Carcassonne [13 juillet 1938] à Valentine Hugo. 7 pages in-8, enveloppe.
Magnifique Lettre sur Paul Eluard et sur la poésie… " Paul Eluard m'a appris ce que c'était que la poésie. Vous, vous m'avez montré ce que c'était que la gloire. Il n'y avait qu'un cœur pour ces deux versants de l'amour. Ce cœur battait dans le mien. Vienne la mort s'il ne tient qu'à elle d'en faire la preuve ! Eluard m'a révélé la poésie au moment où elle pouvait, où elle devait tenir lieu de tout. Il a agi avec moi comme un prince qui attribue un privilège dont il ne connaît même pas l'immence portée. Cette fonction humaine de l'initiation poétique, s'il l'a vue comme l'unité de l'être et du comprendre, il l'a, aussi, affranchie, il a voulu que la liberté respire et qu'elle puisse se dire notre sœur dans la lutte que nous menons en sa faveur. On aurait dit parfois qu'il voulait donner à son œuvre le moyen de le renier ; le vol du génie se repose sur ces vertiges. […] Je suis allé au fond de la leçon poétique qu'il m'a donnée. Exploration dans laquelle ma vie marchait plus vite que moi. Je ne pouvais, de plus en plus, connaître cette œuvre sans approfondir le sens de mon existence. Avec le cœur de mon être je touchais le cœur de ses poèmes, j'en connaissais de jour en jour l'essence tragique avec un mot d'amour il pouvait m'apprendre que le sens de la vie était changé : une expression de souffrance peut incarner tout ce qui est. Le sens de la vie est changé quand l'expression d'un sentiment ne laisse rien derrière elle. Paul Eluard a fait servir la révélation poétique à ôter de ma vie ce qui la liait à un temps. Il a déshabillé ma vie. Je lui dois d'avoir ma vie nue, pure, immense. Il a déshabillé la lumière dans le corps de ma vie. Ma lettre a l'air d'une folle. Je suis l'homme le plus sage, le plus pondéré, et, grâce à la connaissance qu'il a acquise, profondément heureux. Car mon bonheur est la saveur même du vivre. La mort ne pourrait qu'ajouter à la jouissance ce rien d'excès qui fait fermer les yeux "… Eluard a fait de la poésie un instrument de vérité : "si la poésie déshabille la vie, en révèle toute la sidérante lumière comment ne retrancherait-elle pas l'homme de son devoir le plus haut qui est de devenir, dans tous ses actes, un asile de l'humain. […] Comment la poésie, en nous élevant au-dessus de la condition humaine, laissera-t-elle intact en nous le principe de la révolte ? Or c'est là exactement le problème magnifiquement résolu par Paul Eluard. Il a déshabillé la vie, mais pas pour l'homme, pour la vie !... Les beautés qu'il a révélées crient par sa bouche et peut-être sont-elles la mort de l'homme dont elles sont le cœur. […] L'œuvre poétique de Paul Eluard est comme le regard, qui est né d'une contemplation. Tantôt elle est devant nous et tantôt derrière nous : elle est la conscience de l'homme en présence de la poésie. […] Quand la poésie respire et parle et pense, sa beauté ne peut pas être notre sommeil, car de tout l'humain qui se réalise sous ses espèces rien ne parle de nos droits que nous avons méconnus. C'est par là que le poète est lui aussi de son temps et engagé dans l'âge d'acier : une langue de feu […] il est passionnant d'aller avec cette clarté au-dedans de soi à travers les œuvres et les songes de l'histoire"… Cette lettre a été écrite des mois auparavant, mais Bousquet choisit de l'envoyer telle qu'elle est à Valentine Hugo au moment où il relit Le Mal d'enfance qu'il va dédier à Eluard. Il la remercie pour ses dessins et évoque la gloire d'avoir un livre illustré par elle. … "votre image la plus émouvante est la prisonnière de mes songes"…