Manuscrit autographe inédit. 3 ff. in-4. Papier pelure jaune. Vers 1942. Ratures.
Texte virulent écrit lors du séjour américain de Saint-Exupéry. L'auteur s'adresse au peuple américain, qui a la possibilité d'intervenir pour sauver la France du nazisme. C'est une condamnation sans recours : les Américains ont en mains la solution, mais ne veulent pas la saisir.
Sa réaction éclate après la visite d'une exposition d'art français, où il a pu admirer Cézanne, Renoir, Van Gogh : ces grands hommes sont les lumières, les Phares comme dirait Baudelaire, le passé pour l'avenir : " Voici que vous tenez la clef de cette lumière, voici que vous tenez dans les mains le pouvoir d'empêcher de sombrer le navire qui charrie de tel trésors ". Parabole simple et efficace : berceau de ces peintres, de ces humanistes, scientifiques, la France est en train de couler. Comment peut-on laisser sombrer toute cette richesse, s'indigne Saint-Exupéry ? Il rappelle les moments tragiques des aviateurs du Groupe 33, la Bataille d'Arras au cours de laquelle dix-sept équipages sur vingt-trois ont péris et qui sera le pilier central de Pilote de Guerre. Saint-Exupéry aurait pu vivre heureux aux U.S.A., mais, par devoir, il a risqué sa vie pour sauver l'Homme : " le devoir, c'est ce que l'on ne choisit pas ", écrit-il à ceux qui ne veulent pas voir l'homme de la démocratie, de la civilisation.
"Je sors de l'exposition de l'Art Français. J'en sors avec colère. Cézanne, Van Gogh, Renoir, mes contemporains, mes frères. […] Je n'ai rien entendu, jamais de plus naziste : "nous ne permettons pas de vivre à ceux qui ne pensent pas comme nous!" Ne dites point que ce n'est pas votre affaire. Car vous tenez les clefs. On ne choisit pas les clefs que l'on tient. Si l'un de mes enfants se noie devant mes yeux ce n'est point mon affaire. Ce n'est point ma faute si je détiens la clef de lui tendre les bras et de le sauver. Et pourtant cette clef dont je n'ai point choisi que dieu brusquement me la mette en main, je n'ai point le droit de l'ignorer. Elle m'est tombée comme un héritage parce que je suis homme. Si ce n'est point cela être homme je voudrais bien que vous m'expliquiez ce que vous appelez une civilisation. Et particulièrement une civilisation chrétienne. Je l'ai dit […] et je continue de le faire. Etre homme c'est être responsable. Et dans la mesure où je suis homme je suis responsable du sort des hommes. […] Nous pensions mourir - et je me suis battu - et j'ai refusé pour me battre d'aller vivre pendant la guerre la vie heureuse et en tous cas en sécurité des Etats Unis. […] Nous avons perdu dans mon groupe dix sept équipages sur vingt trois. J'ai accepté dix sept chances sur 23 de laisser les os dans cette histoire. Et puisqu'il faut, dans ce pays, obligatoirement, que l'on soit agent de quelque chose. J'étais agent de l'homme. Je ne comprends pas la réalité de la pensée et de l'action. […] Et je reconnais un homme dans l'homme même s'il ne pense pas comme moi. Autrement ce n'est pas l'homme que je vénère c'est moi. Et cela est de secte barbare. Et la vie de l'homme si j'en tiens la clef dans mes mains alors j'en suis responsable. Je n'ai point le libre choix de mes devoirs. Ce serait trop facile. Je pense qu'il y a même là une définition cachée du devoir le devoir c'est ce que l'on ne choisit pas. […] Qu'est-ce qu'une démocratie qui se résume en droits et qui oublie tous ses devoirs ? […] Moi je vous présente le passé pour vous faire toucher l'avenir. Moi je vous dis cette exposition de l'art français, cette lumière, voici que vous tenez la clef de cette lumière, voici que vous tenez dans les mains le pouvoir d'empêcher de sombrer le navire qui charrie de tels trésors. […] Pasteur a sauvé plus de vies humaines qu'aucune armée.[…] Il y a quelque part un pasteur enfant qui crève de faim, un […] enfant qui crève de faim, un Renoir enfant. Il y a un navire qui sombre et vous le regardez sombrer parce que vous n'aimez pas le capitaine ! […] "Et pourtant vous êtes grand, vous avez un président dont je n'ai jamais lu que de hautes paroles ! Vous êtes généreux. Pourquoi tout à coup cette logique […]. Vous résolvez une équation et au nom de sa solution vous infligez la mort. Vous l'infligez parce que vous détenez le pouvoir de sauver. Si un enfant se noie à ma portée et que je détourne les yeux c'est moi qui l'assassine."