Salzbourg, Paris, Londres, Antibes, etc., 1928 - 1939. Environ 120 pp. in-12, in-8 ou in-4 en feuilles.
À l'instar de son destinataire - "l'homme qui a fait connaître Stefan Zweig aux Français" (Henri Vergnolle) - cette correspondance est curieusement restée méconnue. Elle se distingue pourtant par son originalité puisqu'elle montre les rapports entre le grand écrivain et son traducteur favori, et éclaire de manière souvent inattendue une figure emblématique de la littérature mitteleuropéenne.
Né en 1881 à Vieux-Condé (Nord) dans une modeste famille wallonne, remarqué tout jeune pour ses aptitudes intellectuelles mais obligé par la mort prématurée de son père (un employé des douanes) à travailler de ses mains dans les raffineries sucrières, Alzire Léonce Guillaume Hella, dit Alzir Hella, s'installa à Paris vers 1905 comme ouvrier typographe après avoir exercé ce métier au hasard de ses pérégrinations de jeune "trimardeur" en France et en Europe centrale. Très tôt passionné par la lutte sociale, militant anarchiste, il participa activement à la fondation du Syndicat des correcteurs dont il fut longtemps l'un des principaux responsables et représenta pendant des années les compagnons du Livre comme conseiller prud'homme.
Comment le libertaire Alzir Hella, dont l'activité littéraire prit véritablement son essor au début des années 1920, devint-il "le médiateur populaire d'un héritier grand bourgeois " (Brigitte Vergne-Cain) Nul ne sait plus vraiment aujourd'hui comment ils se connurent - l'idée d'un rendez-vous arrangé par leur ami commun Émile Verhaeren est la plus fréquemment avancée, mais d'autres évoquent l'hypothèse d'une rencontre fortuite dans les milieux anarchistes parisiens que Stefan Zweig découvrit peu avant la Grande Guerre en compagnie d'Henri Guilbeaux - et les sources manquent pour comprendre ce qui fit naître une si grande proximité intellectuelle et affective entre les deux hommes de lettres.
Quoiqu'il en soit, lorsque parut en 1927 Amok, ou le Fou de Malaisie, premier succès littéraire de Stefan Zweig en France et fruit de la première collaboration entre les deux amis, Alzir Hella était un traducteur chevronné qui avait déjà publié, souvent avec le concours d'Olivier Bournac (pseudonyme de Louis Angé, 1885 - 1931), soit dans des périodiques (L'Humanité notamment) soit chez de grands éditeurs, des traductions d'E. T. A. Hoffmann, Jean Paul, Heinrich Mann, Alfons Petzold, Arthur Schnitzler, Ernst Toller et Evgenij Varga.
Jusqu'à sa mort en 1953, à Paris, Alzir Hella fit œuvre de traducteur des auteurs déjà cités (auxquels il faut ajouter Erich Maria Remarque avec À l'Ouest rien de nouveau publié en 1929) mais principalement de Stefan Zweig: Casanova, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, La Confusion des sentiments, Joseph Fouché, La Guérison par l'esprit, Marie-Antoinette, Érasme, Marie Stuart, Le Chandelier enterré, La Peur, Trois poètes de leur vie, Magellan, Les Heures étoilées de l'humanité, Castellion, La Pitié dangereuse, etc.
De la plupart de ces titres, il est question dans la riche correspondance de Stefan Zweig à Alzir Hella. Mais, si celle-ci fait mention de quelques difficultés de traduction ("Pour le mot "Gurkenkönig", tu utiliseras une expression souriante et un peu méprisante qui donne à voir le tour de taille imposant de Louis XVIII" - 9 janvier 1930?; "Heures étoilées" ne rend malheureusement pas ce qu'on comprend en allemand. "Sternstunden" ne fait pas référence à l'étoile au sens astronomique, mais astrologique ou horoscopique, comme les heures du destin" - 9 mars 1939) son intérêt est ailleurs.
À la lecture de ces lettres en effet, on comprend d'abord que les deux hommes jouent l'un pour l'autre le rôle d'agent littéraire. Ainsi, Stefan Zweig n'a de cesse de dénicher pour Alzir Hella des traductions potentielles de succès éditoriaux en langue germanique ("Parmi les nouveautés, le livre d'un jeune homme qui décrit le prolétariat berlinois fait sensation: "J'ai faim" de Georg Fink, qui a paru aux éditions Bruno Cassirer, Berlin. […] Si une autre occasion se présentait, je te le dirais immédiatement, tu le sais bien" - 31 décembre 1929) tandis que de l'aveu même de l'écrivain ("Mon vieux, tu as tout mon œuvre en main, tu es le seul qui en dispose" - 28 février 1939, lettre en français) son ami a une délégation de pouvoir considérable pour la négociation des contrats éditoriaux avec Grasset et Stock principalement, au point que ce mandat d'apparence discrétionnaire oblige au moins une fois l'écrivain à reprendre fermement la main dans des pourparlers engagés un peu trop vite avec son intermédiaire par Maurice Delamain, copropriétaire de la Librairie Stock : "Tu sais qu'au nom de l'amitié et de la confiance que j'ai pour toi, je t'ai toujours laissé les mains libres pour les contrats individuels, mais un contrat global qui porte sur l'intégralité de mon œuvre doit naturellement être approuvé par moi point par point, avant que je ne le valide " (15 septembre 1931). D'autre part, le traducteur sert à l'occasion de promoteur des livres de l'écrivain auprès de l'industrie cinématographique?: " Mille mercis, je suis tout à fait d'accord sur le principe pour que ton ami tire un film de "La Confusion des sentiments" et je l'invite cordialement à s'adresser à moi. Il faut être très précis dans ce genre d'affaires […] " (28 octobre 1931).
D'un bout à l'autre, cette correspondance témoigne de la gratitude et de la sollicitude sans mesure de Stefan Zweig à l'égard de cet ami si cher. Certes, les relations professionnelles entre les deux hommes entraînent inévitablement quelques incompréhensions ou de légers froissements et c'est certainement la tension due aux difficultés financières de Stefan Zweig qui en sont la cause principale. En effet, loin de l'image commune de l'auteur grand bourgeois à succès, préservé sa vie durant des soucis d'argent, les lettres qu'il écrit à celui qui joue le rôle de banquier et même de " ministre des Finances français " (22 novembre 1935), montrent celle d'un écrivain préoccupé par une " baisse terrifiante de [s]es revenus " (10 mars 1939). C'est la dévaluation qui est à l'origine de cette situation ainsi que la perte successive des lecteurs allemands, autrichiens, italiens, espagnols et tchécoslovaques. Pour faire face, Stefan Zweig doit manœuvrer, avec l'aide de son ami, en mettant à l'abri ses revenus étrangers en devises fortes, en contournant des lois fiscales de plus en plus funestes, en surveillant de près ses éditeurs et, en dernier ressort, en renégociant avec Alzir Hella leur " vieil accord "
(11 septembre 1929) selon lequel le premier tirage d'une traduction revient entièrement à ce dernier et les suivants sont partagés entre
les deux amis. Cette renégociation n'est d'ailleurs pas sans entraîner une dispute éphémère dont Stefan Zweig se désole " terriblement ", tout en se défendant d'être " mesquin " (8 avril 1937), avant de se réjouir amèrement de la conclusion d'un nouvel accord : "Merci beaucoup de tes bonnes nouvelles.
Non, nous ne parlerons plus de ces choses tristes. Où sont donc les temps heureux où l'on ne devait pas y penser !" (12 avril 1937).
Nostalgie et mélancolie sont palpables dans ces lignes comme dans nombre des lettres présentées ici. Néanmoins, c'est bien l'optimisme qui affleure davantage dans cette correspondance et le mot succès (Erfolg) y est certainement l'un des plus usités, comme pour remédier au pessimisme : " Le succès est vraiment étonnant et prouve que je suis en général un sceptique […] " (5 décembre 1929, à propos de Joseph Fouché). Pour autant, si cette dernière phrase corrobore l'image souvent colportée d'un auteur dépassé par la popularité de son œuvre, une grande partie des lettres à Alzir Hella prouve que Stefan Zweig est, au contraire, promoteur de sa réussite et c'est indéniablement une des forces majeures de cette correspondance de montrer un écrivain soucieux de " stratégie éditoriale "
(21 novembre 1932) et de marketing :
" La tactique commande, premièrement de ne pas assommer le lecteur avec trop de livres en même temps, deuxièmement, de mettre sur le marché seulement des livres dont le succès sera franc et massif, pour conserver la confiance du public " (7 mai 1932).
De là une attention particulière portée à la publicité (" J'ai l'impression que Grasset ne fait pas encore de la réclame. Probablement il attend jusque le livre soit un peu en vogue " - 17 février 1931, lettre en français), à la présentation des livres (" Franchement, cette fois, je ne suis pas très content de Grasset. D'abord, le livre est imprimé en petits caractères et n'est pas aéré, donc il n'est pas agréable à lire […] deuxièmement, pour une raison qui m'échappe, ils ont mis sur la couverture une espèce d'image fantaisiste […] qui chez nous serait qualifiée de kitsch […]. Mais j'espère que cela ne tirera pas trop à conséquence. Simplement, en tant qu'auteur, on est davantage satisfait lorsqu'un livre est beau et présente bien " - 23 janvier 1936,
à propos de Marie Stuart), à leur prix de vente (" Le livre marchera assurément beaucoup mieux en France, où il ne coûte que 12 francs, contre 52 francs en Allemagne?" - 5 décembre 1929, à propos de Joseph Fouché) et même à leur épaisseur (" Il me semble en effet que le Casanova à lui seul serait un livre trop mince : pour douze francs il faut que les lecteurs aient vraiment de quoi lire. "Vingt-quatre heures de la vie d'une femme" était déjà un peu court pour paraître seul. Je préfère toujours donner trop que pas assez " - 24 juillet 1929).
Les descriptions péremptoires des biographes présentant un Stefan Zweig éprouvé par son succès et n'ayant même jamais cherché une telle diffusion de ses livres, sont donc à nuancer. Par exemple, l'écrivain ne s'attriste pas de sa réussite en Amérique - au point qu'en quelques années il est devenu de son propre aveu " la "machine à conférence américaine " (3 décembre 1938) - mais bien plus, il y trouve un réconfort : " Le livre [Marie-Antoinette] a eu là-bas un succès énorme et cela me console de l'autodafé allemand " (24 juillet 1933).
Les allusions au contexte politique sont d'ailleurs peu fréquentes dans la correspondance à Alzir Hella. Au fil des lettres néanmoins, particulièrement celles de l'année 1933, la tension dramatique est de plus en plus palpable. Stefan Zweig exprime rapidement des craintes pour son œuvre : " Prends soin de toi ! C'est plus facile en France qu'en Allemagne, où nous nous dirigeons à grands pas vers la dictature. Cela pèsera lourd sur la littérature aussi, naturellement, car une chasse sans faille, superbement organisée, est en marche contre nos livres " (7 février 1933). Mais, au lieu de se résigner, il veut résister : " Pour l'instant je ne viendrai pas à Paris ; je voulais y aller au printemps, mais je repousse ce projet : cela pourrait trop facilement être interprété comme une fuite et il nous faut justement garder le cap en ces temps difficiles […]. Nous avons choisi une époque peu réjouissante. Mais bon, nous autres vieux bougres avons la meilleure partie de notre vie derrière nous et peut-être arriverons-nous à faire face au peu qui nous en reste avec dignité " (28 mars 1933). Néanmoins, enferré dans un dilemme intérieur ("Je passe maintenant pour un ami des nazis !!!!!! [ajout manuscrit] Tout est maintenant extrêmement difficile pour nous, on doit constamment prendre des décisions et quoi qu'on fasse, c'est toujours mal. " - 15 novembre 1933), l'écrivain se réfugie dans le travail (" le seul antidote à une époque totalement absurde " - 15 novembre 1933), avant de se résoudre à l'exil. Et c'est depuis son refuge londonien, où il s'autorise encore à sourire des circonstances (" Vous avez, vraiment, deux voisins charmants, entre Adolf et Benito, exactement ce qu'on appelle en bon français un "mauvais coucheur"" - 3 décembre 1938), que Stefan Zweig saura trouver une formule des plus poignantes pour désigner le responsable de sa détresse : " ce monsieur de Braunau souille maintenant toute notre vie "
(9 septembre 1938).
Sur les 99 lettres et cartes de Stefan Zweig à Alzir Hella présentées ici (dont 50 avec enveloppe), huit sont rédigées en français (une partiellement seulement), les autres en allemand, et 12 sont entièrement manuscrites (huit autographes et quatre écrites sous la dictée par Friderike Zweig, première épouse de l'écrivain), les autres tapuscrites (33 portent des corrections ou des ajouts autographes parfois abondants). Si cette correspondance est incomplète - comme le prouve d'ailleurs la présence de 16 enveloppes vides - il est impossible de connaître l'ampleur des lacunes (dans un article du Franc-tireur du 6 août 1953, Henri Vergnolle indique qu'Alzir Hella reçut " dans son appartement de la rue de l'Odéon, la visite de la Gestapo et de la bande
de Bernard Fay qui pillèrent consciencieusement sa bibliothèque […]
lui volant ses papiers personnels, en particulier sept cents lettres de Stefan Zweig, ce dont il ne se consolait pas ", mais rien ne permet semble-t-il d'étayer cette affirmation).
Quelques mois avant sa mort, Alzir Hella avait désigné son ami Marcel Body comme exécuteur testamentaire, lui léguant ses droits de traducteur et ses papiers, à condition qu'il prenne soin de son épouse. Ouvrier typographe limousin, envoyé en Russie au sein de la mission militaire française en 1916, militant bolchevique, membre d'une délégation diplomatique soviétique en Norvège, Marcel Body (1894 - 1984), hostile à Staline, quitta l'URSS en 1927. Il laissa de précieux souvenirs sur la Révolution russe et de nombreuses traductions de Lénine, Boukharine, Trotski, Bakounine, etc. Les lettres que nous présentons ici ont été conservées après lui par ses descendants.
[On joint :]
- une copie tapuscrite corrigée d'une lettre
de Stefan Zweig à la Librairie Stock [à Jacques Chardonne ] (15 septembre 1931, 1 p. in-4).
- une copie tapuscrite corrigée et signée d'une lettre de Stefan Zweig à Maurice Delamain (Salzbourg, 12 octobre 1931, 1 p. in-4).
- une copie tapuscrite d'une lettre de Stefan Zweig à Louis Brun, des Éditions Grasset (Londres, 10 mars 1935, 2 p. in-4).
- une lettre autographe signée, en français, de Friderike Maria von Winternitz, première épouse de Stefan Zweig, à Alzir Hella, relative au Congrès de la Ligue internationale des femmes (9 mai [1932], 1 p. in-8) - deux des lettres de l'écrivain portent en outre une note autographe signée de Lotte Altmann, sa secrétaire puis seconde épouse.
- 15 enveloppes autographes ou tapuscrites de Stefan Zweig à Alzir Hella.
- une copie tapuscrite de la traduction française du testament de Stefan Zweig rédigé à New York le 6 mai 1941 (4 p. in-4).
- une copie tapuscrite de la traduction française de l'Adieu à Sigmund Freud, allocution prononcée par Stefan Zweig au columbarium
de Londres le 26 septembre 1939 (4 p. in-4).
- 2 tapuscrits (dont un signé) abondamment corrigés et complétés par Stefan Zweig, de textes en allemand sur E. T. A. Hoffmann et Sholem Asch (6 p. gr. in-4 dont 3 défraîchies).
- des notes manuscrites attribuables à Alzir Hella sur le caractère et le suicide de Stefan Zweig (3 p. in-8) : " Et il était timide par-dessus tout, d'une timidité native qui l'arrêtait souvent. Aussi est-ce parce qu'il n'osait pas faire face à la vie nouvelle qui s'offrait à lui, à des obligations inconnues et qui le déroutaient, qu'il jugea préférable de se réfugi[er] dans la mort ".
- une lettre autographe signée en allemand d'Ernst Toller à Alzir Hella (Niederschänenfeld, 10 août 1922, 2 p. in-4).
- 5 lettres autographes ou tapuscrites signées de divers correspondants à Alzir Hella?: Paul Schiff, Georges Robert, Maurice Delamain, etc.
(1931 - 1953, 7 p. in-8 ou in-4).
- un ensemble de textes tapuscrits de Marcel Body relatifs à Alzir Hella (34 p. in-4) : éloge funèbre (4 versions corrigées), discours sur sa tombe (1 version), biographie (2 versions).
Provenance :
Descendants de Marcel Body, exécuteur testamentaire et héritier d'Alzir Hella.
Bibliographie :
Anne-Élise Delatte, Traducteurs d'histoire, histoires de traduction : trois écrits biographiques de Stefan Zweig traduits par Alzir Hella (Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart). Thèse de doctorat d'études germaniques, Universités de Nantes et de Düsseldorf, 2006 (traduction partielle des lettres à Alzir Hella, restée inédite).