4 ff. in-4, papier pelure blanc, au filigrane "Onion Skin. Made in U.S.A.". New-York, 14-19 déc.1942.
Cette importante lettre est à replacer dans le contexte de la controverse avec le philosophe Jacques Maritain. Résumons en disant que Saint-Exupéry, sans vouloir choisir entre de Gaulle et Vichy, voulait que tous les Français oublient leurs discordances et, dans un idéal de fraternité humaine, s'unissent pour lutter contre l'ennemi commun. Le 29 novembre 1942, il diffuse sur les ondes son appel aux Français intitulé "D'abord la France", qui suscita une grande polémique. Quand il append que le philosophe Jacques Maritain, figure vénérée de l'intelligentsia expatriée, va réagir par un article virulent dans la presse : Saint-Exupéry est bouleversé. Il n'aime pas se laisser entrainer dans des polémiques, mais se sent obligé de répliquer : il rédige alors une réponse, qui paraît à la suite de la réaction de Maritain, dans la même revue (19 déc. 1942) et, parallèlement, une lettre personnelle adresse directement à Maritain, également le 19 mai. Le statut de cette lettre est équivoque : elle réagit à un article qui n'est pas encore paru.
Ces quatre feuillets sont un premier état de la lettre publiée (cf. Pléiade, II, p. 74-78), en annoncent des passages, en dessinent déjà le plan. La lettre fut vite écrite : ayant appris le 14 décembre que Maritain allait lui répondre, c'est le 19 qu'il envoie sa lettre. Cette version semble être l'un des premiers jets : écrite rapidement, d'un trait, elle est chargée de corrections de relecture ; elle a encore une structure un peu lourde ("Le second détail qui me frappe est le suivant… Le troisième détail est le suivant…"), elle comporte des idées qui ne seront pas retenues dans la version définitive. Notamment, il ne supprimera cette allusion à un ami qui l'a trahit alors qu'il lui faisait confiance : "Et le plus pénible d'ailleurs est que je continue à penser de lui tout le bien que j'en ai pensé. Or je n'ai pas pu ignorer qu'il répandait sur moi des insinuations absolument fausses et… strictement diffamatoires. Il m'attaquait ainsi non dans les démarches de ma raison: "Antoine croit que… et il se trompe" mais dans mon honneur " les jours d'Antoine avec Vichy… ". Que pouvais-je faire ? Pourquoi attaquer en diffamation… ? Que je respecte aujourd'hui encore ? Je me suis tu. J'ai simplement cessé de le voir. Je souffrais par lui dans mes sentiments les plus profonds. J'ai appris la mesure de l'infidélité."
Concernant le reste du texte, le manuscrit diffère surtout dans l'agencement des idées, dans les expressions, mais l'idée est semblable. "Mon cher ami, Je suis désespéré de votre intervention. Je ne me sens pas le besoin de réagir contre un texte polémique… Vous êtes pour moi le juge intègre, j'ai lu tous vos livres avec une sorte d'amour… Lorsque je ne me sentais pas d'accord avec vous, c'était à propos de l'orgueil de certains actes, de l'efficacité de certaines positions - jamais du point de vue d'où vous jugiez. Et voilà que je me sens menacé d'être diffamé par qui je respecte sans doute le plus au monde. Cela est infiniment amer… Je vous regarde droit dans les yeux d'une façon nécessaire (?) et engage ma parole d'honneur sur ce que je vais dire, de tenir à voir disparaître des fausses perceptions que j'ai gardées pour moi…. J'évite tout ce qui se raconte sur moi (et si ce n'est pas un homme tel que vous qui parle, je m'en moque) mais je sais qui je suis : jamais, à aucun titre, sous aucun angle, je n'ai eu de lien avec Vichy… Jamais je n'ai pensé Vichy. J'ai pensé France. J'ai pu me tromper dans mes démarches. Je puis me tromper dans les constructions de ma raison… Le second détail qui me frappe est le suivant : vous répondez à ma lettre dans un journal qui a refusé de la publier. Je me trouve spirituellement lésé. Vous me défigurez presque nécessairement, sans même y tenir… Le troisième détail est le suivant. Je vous ai appelé bien sûr. Dans mon idée (j'eus ainsi agi) vous alliez me dire : "j'ai écrit un papier contre votre lettre. Voulez-vous le lire ?"… Comment voulez-vous m'empêcher de tenir, de toutes mes forces d'homme, à ne pas vous voir injuste. A ne pas vous voir me déformer. Je parais sans doute attaché à des (?) égoïstes mais comment puis-je vous prouver que si je ne supporte pas l'idée de me voir défiguré par vous, c'est parce que je crois de toutes mes forces en l'homme que vous êtes. Comment puis-je vous montrer que je serai désespéré - non de l'attaque - mais de l'inaltérable déception sur les relations humaines ? Qui n'ai-je respecté ?... Et j'en viens à ma lettre..."
BIBLIOGRAPHIE : Pléiade, II, 74-78. / Album Pléiade, p. 271, autre version du texte repr.