Important brouillon d’une longue lettre
de Saint Exupéry à son traducteur Lewis
Galantière (1895-1977).
Les deux hommes s’étaient rencontrés
par l’intermédiaire des éditeurs Reynal
et Hitchcock, à New York, en 1938. Leur
collaboration privilégiée, mais parfois un
peu orageuse, eut une grande influence
sur le succès littéraire de Saint Exupéry
aux États-Unis. Elle donna aussi lieu à
une correspondance dense dans laquelle
l’écrivain s’exprime très ouvertement sur
ses idées politiques. Ainsi, cette lettre porte
sur l’opposition entre la gauche et la droite,
et leur responsabilité respective dans la
guerre.
« Cher Lewis, je suis bien enchanté par
notre conversation. Et je sais bien que ce
qui vous intéresse d’abord c’est ce qui
m’intéresse exclusivement aussi. […]
I. Vous vous ferez toujours critiqué en usant
des concepts “droite” et “gauche” pour
éclairer le monde. En fait il s’agira toujours
entre nous pour moi de défendre la droite
contre la gauche. C’est le hasard des
choses qui le veut ainsi. Car la construction
que vous bâtirez se trouve être la suivante
: “le monde construit par la gauche est le
monde que je souhaite en fin de compte.
J’affecte d’oublier à la gauche tous les
défauts - il ne peut en être autrement,
les gens de gauche sont des hommes. Il
reste que les gens de droite sont aussi des
hommes […].
C’est pourquoi je m’insurge quand vous
me reprochez de “dire que la gauche est
responsable de la défaite...” C’est “contre
vous” que je suis amené à le dire. […]
Mais, après avoir en vain essayé d’user
de ces mots, et n’en ayant jamais tiré que
l’amusement de belles constructions par la
logique (comme il est “amusant” d’essayer
de penser la physique avec les axiomes de
Newton) je ne veux pas en entendre parler.
Je me fous complètement des exposés
brillants auxquels j’aboutirai, car, selon les
problèmes traités, mes matériaux servent
tous à répondre, à charger d’un poids et
d’une signification différente, et ce travail
n’enseignera rien sur le monde. Je refuse
[?] et absolument d’essayer de penser le
monde avec un langage qui ne vaut plus
rien. Je pourrais être amené au cours de
nos discussions, à vous accorder raison,
successivement, sur tous les points - je dis
tous - que je nierai quand même que vous
avez raison. [...]
En fait, si vous pouvez en effet écrire une
histoire de la guerre où toutes les fautes
iraient à la droite sans qu’il ne soit possible
de reprocher à votre construction autre
chose que son “inefficacité” (vos définitions
souvent si complexes et si particulières
que je ne pourrai pas m’en servir ailleurs)
si ce travail d’ailleurs nous est tout aussi
facile à rebours (faisons un pari !) et donc
n’a aucune sorte d’intérêt, il reste que celui
que vous faites n’a pas atteint le degré
d’exactitude auquel il veut prétendre. Nous
pourrions construire votre théorie, si nous
y consacrions une existence d’histoire,
avec des matériaux dont aucun ne serait
critiquable. Je vous accorde bien plus que
vous ne me donnez. Quand je réagis contre
l’une de ces affirmations particulières ce
n’est point pour défendre la droite contre la
gauche car je sais - a priori - que vous la
pourriez remplacer par une affirmation qui
ne me ferait point réagir. […] »
PROVENANCE :
Vente anonyme à Paris, le 16 mai 2012, lot 378
Papier un peu froissé ; pliures et
déchirures marginales ; quelques taches et
traces de rouille