Commentaire :
En 1720, Yirmisekiz Tchélébi Mehmed efendi est envoyé en France en qualité d'ambassadeur extraordinaire. Le motif officiel de sa mission est de porter aux autorités françaises (le roi Louis XV encore mineur et le régent, Philippe d'Orléans) l'autorisation du sultan Ahmed III de procéder à la restauration de la coupole de l'église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Le motif officieux est plus ambitieux : il s'agit de s'informer des progrès scientifiques et techniques réalisés en Europe occidentale et notamment en France.
Le voyage de l'ambassadeur, accompagné de son fils Sa'id efendi et d'une suite d'une centaine de personnes dura un an, de son départ d'Istanbul le 7 octobre 1720 à son retour le 8 octobre 1721. Les autorités françaises accueillirent cette ambassade avec un faste exceptionnel, tandis que l'apparition de ces orientaux suscita partout une immense curiosité dont on retrouve abondamment l'écho chez les mémorialistes et dans les gazettes de l'époque. Débarquée à Toulon le 22 novembre 1720, l'ambassade gagna Paris après un long détour par l'Ouest du pays pour éviter le Sud-Est alors ravagé par la peste. Elle fit son entrée dans la capitale le 8 mars 1721. Treize jours plus tard, une fastueuse cavalcade conduisit l'envoyé du Grand Seigneur de l'hôtel des ambassadeurs, rue de Tournon, jusqu'aux Tuileries pour l'audience du roi (la Cour ne regagnera Versailles qu'en 1722). L'ambassade quitta Paris cinq mois plus tard, le 3 août 1721, et gagna Sète par la vallée du Rhône.
Yirmisekiz Tchélébi Mehmed efendi (mort en 1732) a une cinquantaine d'années au moment de son ambassade. Il a suivi une brillante carrière militaire dans le corps des janissaires, et exerça diverses fonctions administratives et financières dans l'armée, puis dans la diplomatie, ce qui lui valut d'être désigné pour se rendre en France. Il est l'auteur d'une relation de voyage qu'il rédigea pendant son séjour. Celle-ci nous fait revivre la France du début du XVIIIe siècle vue par un Turc. L'auteur y fait quantité d'observations. Il se montra particulièrement intéressé par les réalisations militaires, scientifiques et techniques, ainsi que par la vie artistique de la capitale.
A l'occasion du splendide cortège qui se déroula dans le jardin des Tuileries le 21 mars 1721, Charles Parrocel réalisa de nombreux dessins et composa un grand tableau, présenté au Salon de 1727 (Versailles, musée national de Versailles et de Trianon). D'autres moments de l'ambassade ont été illustrés : la sortie de l'audience par Pierre-Denis Martin (Paris, musée Carnavalet) et la réception à l'Hôtel des Invalides le 25 mars 1721 par Pierre d'Ulin (coll. part., fig. 1).
Lors de son séjour, l'ambassadeur fréquenta les ateliers des peintres, tels que Charles-Antoine Coypel, Augustin Oudat Justinat et Pierre Gobert.
Pierre Gobert, reçu à l'Académie royale de peinture et de sculpture en décembre 1701, est l'un des plus célèbres portraitistes du XVIIIe siècle, peintre à la Cour de Versailles à la fin du règne de Louis XIV et sous Louis XV. Dans les Comptes des Bâtiments du roi on trouve mention d'un paiement au nom de Pierre Gobert, en date du 15 juin 1726 (exercice 1724), qui précise : " A Pierre Gobert, peintre, 3 500 livres, pour son payement des quatre tableaux de portraits de cour, qu'il a faits pour le service du Roy pendant les année 1719, 1720 et 1724. " Suit la liste détaillée des quatre peintures : le portrait du czar, 2 500 livres (portrait de Pierre-le-Grand réalisé lors de son passage à Paris en 1717) ; le portrait de l'ambassadeur Turc, 600 livres ; la copie du portrait de Monsieur le Duc, 200 livres ; la copie du portrait de Madame la comtesse de Toulouse, 200 livres. Pour le portrait de l'ambassadeur Turc, il est précisé que celui-ci mesure 3 pieds et demi de haut sur 3 pieds et demi de large (environ 110 cm x 110 cm) ce qui semble correspondre à notre tableau, du moins pour la hauteur, car la toile a été coupée dans sa largeur comme l'atteste l'absence de la main droite.
L'ambassadeur turc Mehmed efendi est représenté dans son costume traditionnel, à savoir un turban composé d'une toque noire (kavuk) de grande taille autour de laquelle s'enroule une pièce de mousseline blanche (tülbent, d'où le mot turban), dans laquelle est emprisonnée une bande d'or, signe distinctif de son titre d'ambassadeur ; d'un caftan de soie doublé de martre zibeline, dont on distingue l'extrémité d'une queue noire, couvrant une soutane de taffetas rose appelée dolama. La richesse de la composition est accentuée par le yatagan, sabre courbe à la poignée en or richement sertie de pierres précieuses, glissé dans une ceinture composée de plaques d'argents articulée par des chaînettes en or. Le portrait de l'ambassadeur est assez proche d'une composition réalisée par Pierre d'Ulin (1669-1748) représentant la Réception de Mehmed efendi à l'Hôtel des Invalides, le 25 mars 1721 (1).
Nous remercions Monsieur Frédéric Hitzel pour la rédaction de cette notice
1. Reproduit dans Auguste Boppe, Les Peintres du Bosphore au XVIIIe siècle, Paris, 1989, p. 135.