"L'angoisse c'est une hypertrophie de la conscience"
Vers 1942 (?). 3 ff. autographes, in-4 de papier pelure jaune. Dessin d'un petit personnage en tête du premier feuillet. Déchirure avec manque de papier dans l'angle gauche.
Texte inédit sur l'angoisse, décrite de l'intérieur par Antoine de Saint-Exupéry. Dans sa correspondance à Nelly de Vogüé, Consuelo ou Lewis Galantière, il évoque souvent ses crises d'angoisse, qui se manifestent le plus souvent durant ses séjours américains et le paralysent intellectuellement.
L'analyse détaillée qu'il fait de ses diverses crises d'angoisse a presque une valeur thérapeutique. Texte remarquable de la part d'un écrivain, à rapprocher des expériences d'introspection d'Henri Michaux (que Saint-Exupéry lit vers 1943, mais dont les essais sous hallucinogènes n'auront lieu qu'à partir de 1954) et qui fait de lui un précurseur des existentialistes. Ce texte est une analyse thérapeutique : écrire est expérimental, clinique.
"Voici comme témoignage d'une crise d'angoisse. L'angoisse est un état. C'est la réalité [?] Mais je n'en ferai rien passer dans mon écrit si je ne la rends conceptuelle. Si je ne choisis bien les [signes]. D'abord ce mystère de tout relier et de tout prendre comme signes. On trouve ce que l'on veut, dans les prophéties et avec une souveraine évidence. Ainsi des extraordinaires rapports entre mon pathétique actuel et le poème, que je viens de lire, de la Tour du Pin. Puis le lendemain que voilà : qui serai-je demain ? Assassin ou non ? Ainsi de la mission de guerre : serai-je mort ou non ? Ainsi des examens : serai-je bachelier ou non ? Aucune angoisse dans l'acceptation d'un état et à peine condamné à mort l'autre se […] A peine refusée l'autre pleure et s'apaise dans son angoisse… A peine ayant avoué Raskolnikof retrouve sa joie de vivre. Nous demandons à être dans notre droit. Ce n'est pas l'inconnu du lendemain qui dévore : absurde l'explorateur… C'est l'inconnu de soi même. Apprendre l'attente de l'apparition d'un personnage. Serai-je seul ou deux dans l'amour. Serai-je ou non l'abandonné…
Eminemment destructrice.
L'angoisse capitale de ma vie, sans doute cette histoire de L. à Casa jusqu'à l'heure où j'ai accepté et suis entré dans une aventure nouvelle. Ainsi du bagne. Ce que l'on nomme le déchirement : cet arrachement à soi-même. L'angoisse c'est l'instant de la mue. La mort seule n'angoisse pas.
Se présente comme l'impossibilité d'accepter le temps. Le temps qui s'écoule inexorable et fait son ouvrage. J'ai déjà dit que l'angoisse était du temps devenu sensible. Le travail du temps qui évidemment puisqu'il est dans chaque seconde nous change. Mais tout à coup un changement trop important qui n'est plus porté par la durée. Un bouleversement trop rapide. Sans même de crise. La crise est l'instant d'équilibre instable où tout va basculer. L'angoisse naît d'une seconde trop riche de contenu. Ainsi l'opération chirurgicale [?] qui opère un trop riche bouleversement en trop peu de un temps trop restreint. Ca n'est point douloureux que le temps patiemment compte : changement de l'homme en vieillard, malgré tous les démantèlements successifs. Quand je suis porté dans le fleuve du temps rien ne se passe.
Mais évidemment maintenant, j'en ai les oreilles qui tintent. Et l'irrépressible (?) le désir de m'évanouir. S'évanouir c'est sortir du temps. Mourir c'est fuir l'écoulement du temps. Seul triomphe possible sur l'angoisse. Ce n'est pas tant un état futur que je fuis - car pour l'opéré qui souffre trop l'état futur ce peut être la guérison - ce que je fuis c'est le passage.
Sensation fondamentale et absolue d'impuissance. Terrorise […] Il n'y a aucune angoisse quand l'on agit. J'oubliais ça. Quelle que soit l'importance du changement. Dans l'angoisse (comme dans la douleur, si le rapprochement n'est pas artificiel) il y a d'abord et avant tout la position du spectateur. Je ne me guérirai de l'angoisse qu'en devenant acteur.
L'angoisse c'est une hypertrophie de la conscience. Tout acte guérit l'angoisse. Toute imagerie l'augmente. L'angoisse est une énorme antichambre comme celle où l'on attend que l'on affiche la feuille après le bachot.
L'angoisse c'est " je ne puis rien faire… " (ainsi peut-être cette vague et légère, simple sensation d'inconfort, de ne pas travailler).
L'angoisse c'est ce travail de l'esprit qui ordonne tout un monde dangereux et provisoire, qui ne servira pas.
L'appel de l'angoisse de " si je pouvais joindre", " si je pouvais me réunir " ou " si je pouvais agir " ou " si je pouvais connaître "… je cherche mes concepts directeurs car il ne s'agit point ici non plus de lire des vérités mais de s'inventer un langage.
Il n'est pas question de guérir l'angoisse en faisant joindre, en réunissant, en agissant.
Il faudrait continuer d'être.
L'angoisse rarement [?] de soi (moi jamais) mais j'exagère car tout de même la mission sacrifice de la L. de Casablanca c'était bien moi. Et [?] moi et mon [?] que je ne sais point rejoindre. Ou l'angoisse de la jalousie (que je connais mal). Il y s'agit bien de moi, non de l'autre.
On se dit " j'aurais pu mourir souvent… " et l'on s'invente ces morts passées.
On invente aussi la prière à cause de l'immense besoin de joindre et de communiquer. On jette un appel désespéré. On a besoin d'inventer qui recevoir. Sans doute le seul apaisement est-il religieux.
Ah : tronçons... quand je sais détacher de moi l'autre tronçon.
Au fond le même processus, tout à fait, que la douleur physique.
Après l'angoisse. Est revenue après l'angoisse toute la structure des responsabilités. Tout le réseau composé joue à vif. (car il n'est point de l'homme même mais de l'enseignement de l'homme). " ça tire " terriblement là-dessus."