Comment:
" Hugues Merle semble avoir ramassé le pinceau tombé des mains défaillantes de Delaroche expirant "
Cette formule astucieuse, prononcée par le critique Jules Castagnary devant les tableaux de Merle au Salon de 1863, a valeur de compliment tant le maître défunt fut admiré par ses contemporains. Hugues Merle se forma à Paris dans l'atelier de Léon Cogniet mais délaisse assez rapidement les cimaises du Louvre et les maîtres anciens pour se confronter à la peinture contemporaine qui orne les murs du Musée du Luxembourg. Le jeune artiste ne jure alors que par Alexandre Antigna, Léopold Robert, Ary Scheffer et surtout Paul Delaroche. Sa formation académique lui assure une maitrise technique parfaite, proche de ses prédécesseurs et contemporains classiques, qu'il étudie et copie méticuleusement. Après quelques tentatives dans le domaine de la peinture d'histoire, qui sauront convaincre les acteurs du marché, il expose régulièrement des scènes de genre et des portraits afin de se faire connaitre définitivement, puis, à partir des années 1860, presque exclusivement des scènes de genre sentimentales de moyen format destinées à la vente. Son attachement à la défense de l'avenir mercantile de sa production va attirer l'attention d'un jeune marchand, Paul Durand-Ruel, qui va donner à la carrière de Merle un accent encore plus commercial.
La galerie Durand-Ruel prend un nouvel essor au milieu des années 1850 et se consacre à la peinture contemporaine. L'opportunisme du marchand le pousse alors à s'intéresser, après les paysagistes issus de l'école de Barbizon, à ces peintres académiques dont les toiles suscitent l'intérêt des riches collectionneurs bourgeois de Paris. On trouve parmi ces artistes les plus grands noms de l'académisme sous le Second Empire : Cabanel, Bouguereau, Bonnat, Cogniet, Meissonier et aussi Hugues Merle considéré comme l'un des plus talentueux de la nouvelle génération. Le marchand, tristement, reniera ensuite ceux qui le firent vivre jusqu'à la fin des années 1870 : " Il y avait une foule de peintres plus ou moins habiles, sans grand mérite et n'ayant qu'un seul mobile : plaire au public en flattant son goût pour les sujets amusants et aimables et les paysages de conventions, exécutés selon les sages procédés appris à l'Ecole. Les succès des salons étaient pour eux, la foule s'arrêtait devant leurs œuvres qui se vendaient souvent fort cher1 ". L'arrivée de notre artiste dans l'escadrille du marchand coïncide à quelques années près avec celle de Bouguereau alimentant le jeu de la comparaison entre les deux. De façon tout à fait amusante, il reste ainsi de cette collaboration que c'est bien Merle, appuyé par l'avis du marchand, qui conseilla à Bouguereau de ne réaliser comme lui que des scènes de genre car elles connaissaient un grand succès populaire. William Bouguereau se ralliant à l'esthétisme de son jeune ainé, finira finalement par le dépasser et par connaitre un succès international phénoménal.
Si l'intérêt de Durand-Ruel pour Merle était initialement intéressé, une profonde amitié naquit finalement de cette relation. Merle sera même choisi pour être le parrain de son troisième fils né en 1866. Il réalisa le portrait du marchand et de son épouse ainsi que celui de leur premier fils. Cette amitié supporta même le départ du peintre chez le marchand concurrent Goupil puisque les deux amis restèrent très liés jusqu'à la mort du peintre en 1881. Chez Goupil, toujours avec Bouguereau, notre artiste connait ses plus beaux succès, mais surtout triomphe aux Etats-Unis où les citoyens amateurs raffolent de cette peinture bourgeoise, conventionnelle et élégante.
Notre tableau, réalisé en 1876 et exposé au Salon de la même année, entre dans la catégorie des œuvres dites de maturité de notre artiste. A cette date, il est déjà un peintre accompli depuis de nombreuses années, gratifié par un succès populaire et commercial international considérable. L'artiste nous livre ce qui est supposé être un fragment de décor selon le livret du Salon, confirmé par les dimensions ambitieuses et la forme donnée au tableau. Dans un octogone feint, notre artiste propose des allégories du Jour et de la Nuit. La Nuit, féminine, est représentée en jeune muse au corps tentateur, étendue sur un voile étoilé et auréolé d'une éclipse. L'artiste y évoque ses dangers par l'intermédiaire d'un brigand encapuchonné prêt à agir, mais aussi la douce possibilité des amours secrets, relevant l'ambiguïté de l'obscurité. L'artiste ajoute à l'ensemble une chouette en plein vol, volatile largement empreint de symboles, et réputé pour sa perspicacité dans les ténèbres. Le Jour, quant à lui, s'impose en Apollon, tenant les rênes d'un quadrige lancé à vive allure, comme propulsé par la lumière du soleil qui devance un arc-en-ciel composé des signes du zodiaque. Par cette œuvre, Hugues Merle nous rappelle le formidable peintre de métier qu'il fut. Les matières sont admirablement rendues, la touche est assurée, la composition est merveilleusement ordonnancée et les proportions parfaites. L'effet visuel est prodigieux, faisant de ce tableau un superbe exemple de la peinture académique française de la seconde moitié du siècle, par l'un de ses plus brillants promoteurs.
1. L. Venturi, Les archives de l'impressionnisme, lettres de Renoir, Monet, Pissarro, Sisley et autres. Mémoires de Paul Durand-Ruel. Documents, Paris-New-York, 1939, t. II, p. 163.