5 p. in-4, papier vergé bleu, signé Pruneau. [1873] 10 mots raturés et changés.
Flaubert dans l'antichambre de Bouvard et Pécuchet !
Dédié à Mme la baronne D. Dev, née A. D., qui n'est autre que George Sand, née Aurore Dupin, et qui avait été mariée au baron du Devant. Ce manuscrit intitulé Vie du R.P. Cruchard, est une biographie burlesque et truculente. Cruchard naît dans le pressoir à cidre d'une ferme de Mariquerville, près de Bayeux. Pieux, il est placé dans un séminaire, mais reste réfractaire à l'étude jusqu'au jour où un pèlerinage provoque chez lui un changement radical. Devenu actif et travailleur, ses succès s'accusent et vont grandissant ; ils le mènent à la cathédrale de Bayeux où il prêche.
Ses mérites, dont Flaubert donne la liste ébouriffante, attirent sur lui l'attention d'un haut fonctionnaire qui l'introduit à la Cour. Notre R.P. s'y gave copieusement chaque fois que s'en présente l'occasion, à telle enseigne qu'un seigneur le définit : " le premier théologien et la première fourchette du royaume ". Dès lors, si générale est sa réputation, que les grandes dames et les nonnes le veulent toutes avoir pour confesseur. Il se montre indulgent et bon. Mais voilà que l'obésité s'empare de son corps et qu'un proche gâtisme alourdit son esprit. Il ne cesse, toutefois, d'être gai, jusqu'à l'heure suprême où il dit : " Je sens que la cruche va tout à fait se casser ".
Flaubert a peint, dans cette biographie, certains traits de son caractère et travers de son esprit intransigeant. Cruchard c'est Gustave Flaubert, rien de moins…
À partir de 1872, Flaubert signe fréquemment ses lettres à George Sand de ce nom de Cruchard : " Votre vieille bedolle Cruchard, ami de chalumeau. Notez ce nom-là. C'est une histoire gigantesque, mais qui demande qu'on se piète pour la raconter convenablement ". En mars 1872, Gustave Flaubert, autrement dit le " R. P. Cruchard des Barnabites, directeur des Dames de la Désillusion ", adresse son manuscrit à George Sand. Quelque temps après, le 3 octobre 1873, Sand, charmée, répond à son ami : " L'existence de Cruchard est un beau poème, tellement dans la couleur que je ne sais si c'est une biographie de ta façon ou un article fait de bonne foi ". Flaubert répond : " Je suis content de vous avoir un peu divertie avec la biographie de Cruchard. Mais je la trouve hybride et le caractère de Cruchard ne se tient pas ! Un homme si fin dans la direction n'a pas autant de préoccupations littéraires. L'archéologie est de trop. Elle appartient à un autre genre d'ecclésiastiques. C'est peut-être une transition qui manque ". On voit qu'il jugeait sévèrement ce qu'il écrivait.
En " post-scriptum " d'une lettre d'avril 1874 à la même correspondante, Flaubert écrit : " Pourriez-vous me donner une copie, ou l'original, de la biographie de Cruchard ; je n'en ai aucun brouillon et j'ai envie de la relire pour me retremper dans mon " idéal ".
Il y a dans la vie de Cruchard, un peu de Bouvard et Pécuchet, que l'on trouve dans le ton léger et plaisant de ses écrits contemporains. Ainsi Cruchard se prénomme " Bartholomé Denys ", troisième et deuxième prénoms de François Bouvard et " Romain ", deuxième prénom de Juste Pécuchet. De même, les diverses essais de Cruchard se confondent avec les intérêts centraux de nos deux apprentis expérimentaux.
Après la mort de Georges Sand, une édition de sa correspondance est annoncée. Gustave Flaubert demande alors à l'héritier d'effacer des lettres les noms de Cruchard et Polycarpe, autre invention nominative de Flaubert : " Remplacez ces mots par ceux qu'il vous plaira. Le public ne doit pas avoir de nous tout. Réservons quelque chose pour nous-mêmes ". Et de finir par : " CRUCHARD pour vous, POLYCARPE pour le genre humain, GUSTAVE FLAUBERT pour la littérature ". En 1880, Cruchard disparaît une seconde fois avec Flaubert.
Le manuscrit proposé ici est, à quelques corrections près, celui publié originellement en 1943 dans la revue lyonnaise Confluences, avec une présentation de Jean Thomas, professeur de Lettres à l'Université de Lyon. Cette publication jusqu'à cette date est inédite, de même il faudra attendre 2005 et la publication des Universités de Rouen et du Havre, présentés et annotés par Matthieu Desportes et Yvan Leclerc, pour sortir de l'ombre et rejoindre l'œuvre littéraire de Flaubert. Il en existerait donc trois autres versions différentes, soit dans le titre, soit dans le signataire. Ici il s'agit de Pruneau, les autres portant la signature de Cerpet. Il semble que notre manuscrit soit bien celui qui servit de référent à Flaubert, qu'il envoya à Sand et qu'elle le lui retourna en avril 1874, afin qu'il puisse le retravailler.
Ce qui prouve, s'il en est besoin, que ce texte est bien une œuvre littéraire en soit, une volonté de Flaubert de le conserver et consigner comme création à part entière.