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Artemisia est un nom magique, un sésame à la gloire comme d'autres célèbres prénoms qui ont éclipsés le nom de grands artistes : Raffaello, Léonardo, Michelangello… A ce jour c'est un club très fermé que celui de ces " stars " de la peinture auquel aucun artiste actuel ou du siècle passé n'a encore eu accès.
La célébrité d'Artemisia Gentileschi tient tout autant à son histoire personnelle qu'à sa production de peintre. Fille du peintre Orazio Gentileschi, elle est l'élève de son père, proche et contemporain de Caravage. L'atelier d'Orazio jouit d'une grande renommée dans la Rome des premières années du XVIIe siècle sur laquelle tous les regards des amateurs d'arts d'Occident se portent. La course au trône papal et la rivalité des cardinaux qui en découle permet aux artistes de participer à l'établissement d'un statut de mécène-collectionneur pour tout grand " prince " cardinal qui souhaite se rapprocher du firmament. Les artistes de l'Europe se retrouvent à Rome pour tenter l'aventure de la célébrité et pour s'imprégner de la multiplicité des influences, caravagesque ou classicisante.
La jeune élève est très douée et son père l'emploie jalousement pour réaliser ses commandes. Il la préserve des regards jaloux puisqu'il se dit que la fille d'Orazio est d'une grande beauté. Parmi les proches et collaborateurs du maître, le paysagiste Agostino Tassi franchit la ligne à ne pas dépasser : il outrage la jeune femme âgée de 17 ans et lui promet un mariage qu'il ne pourra honorer puisqu'il est déjà marié. Le scandale éclate en 1612 et tant Orazio qu'Artemisia décident de relever la tête et attaquent en justice le violeur. La clef de notre histoire n'est pas l'outrage en lui-même mais le choix de relever l'affront et d'en demander réparation publiquement par l'intermédiaire de la justice dans une société presque exclusivement masculine, qui plus est dans un Etat religieux. Après plusieurs mois de procès, Agostino Tassi est condamné à l'exil, une victoire pour la jeune femme outragée qui a su tenir tête à l'opprobre publique dont elle fut naturellement victime dans ce XVIIe siècle qui laissait bien peu de place à la parole de ses semblables. Sa victoire est d'autant plus totale qu'elle dessine une trajectoire illustre à sa carrière et retrouve un statut de femme honorable en épousant un homme établi, le peintre florentin Pierantonio Stattiesi. Grâce à cette union avec un artiste, elle peut exercer librement - et indépendamment de la tutelle de son père - son activité de peintre. Sa période florentine est glorieuse. Elle y reçoit des commandes du grand-duc Côme II, et participe à la vie intellectuelle de la cité en intégrant des cercles fermés. A l'âge de 23 ans, elle est même la première femme à intégrer l'Accademia del disegno. Mais la fougueuse Artemisia se satisfait peu de cette vie bien établie et les amours la redirigent vers Rome où elle installe un atelier dont le succès parvient vite à faire de l'ombre à celui de son père. Très vite reconnue de tous et protégée du grand mécène et érudit Cassiano del Pozzo, elle règne à Rome mais décide de conquérir d'autres capitales. Après un séjour de trois ans à Venise, c'est à Naples qu'elle s'installe au tournant des années 1620-1630 en y travaillant pour le vice-roi et les grands du royaume. Son dynamisme la place à la tête d'un important atelier dont sort nombre de peintres napolitains du XVIIe siècle. Femme forte par excellence, nous comprenons sa prédilection pour des sujets de l'histoire ancienne flattant les vertus féminines : Judith, Lucrèce, Jael et Suzanne partagent le quotidien d'Artemisia mais aussi Sainte Catherine et autres martyres qu'elle se plut à dépeindre, parfois en s'y auto-portraiturant.
Si le jeu de l'autoportrait n'est pas à proprement retenu pour notre toile, nous sommes face à ce que nous pourrions décrire comme un " sujet autobiographique ". En choisissant de peindre une Lucrèce, l'artiste illustre un moment de sa vie par le choix de ce sujet.
En 509 avant J.-C., la patricienne romaine Lucrèce subit l'outrage physique de Sextus Tarquin, l'un des fils du roi de Rome Tarquin le Superbe. Refusant de vivre dans le déshonneur elle décide de se donner la mort, entrainant ainsi la révolte romaine contre la royauté et l'établissement de la République. Le choix fatal de Lucrèce en fait un exemplum. C'est-à-dire qu'elle réalise un acte qui la transforme en modèle de vertu à imiter. Il en est de même pour Judith dont l'iconographie permet une lecture autobiographique, si l'on considère Artemisia se rêvant en Judith vengeresse tranchant la tête d'un " Holopherne-Tassi " dans le célèbre tableau de la galerie des Offices à Florence (fig. 1), mais aussi dans les nombreuses autres Judith peintes par l'artiste. Le choix du sujet de Lucrèce fut plusieurs fois retenu par Artemisia comme l'atteste le récent passage en vente publique d'une grande toile (fig.2) 1, ou encore dans le tableau de la collection Gerolamo Etro à Milan, de dimensions proches du nôtre (100 x 77 cm).
Notre artiste se définit néanmoins comme une nouvelle héroïne qui donne un nouvel élan à la lecture de l'histoire ancienne. Si le fait déclencheur est le même pour Lucrèce que pour Artemisia, cette dernière décide relever la tête et d'affronter seule l'opprobre général au sein d'une société dirigée par le sexe masculin. Ce choix est d'autant plus saisissant que l'action se déroule elle aussi dans cette Rome papale dont les travers semblent assez semblables à ceux de l'antique Rome royale. Dans une composition élégante où le mouvement du corps nous entraine dans une spirale envoûtante de soieries et de tulles transparents, Artemisia fait preuve d'un talent immense dans le rendu des nuances de blancs. Le merveilleux état de conservation de la matière picturale en fait un tableau rare et précieux à plus d'un titre. L'élégante richesse du couteau et la parure de grosses perles témoignent du haut statut social de Lucrèce qui était l'épouse de Tarquin Collatin, homme fort et proche du roi Tarquin.
1. Vente anonyme ; Vienne, Dorotheum, 23 octobre 2018, n°56, vendu 1.885.000 €.