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Adrien BOURGOGNE
MEMOIRES SUR LA CAMPAGNE ET LA RETRAITE DE RUSSIE (JUIN 1812-JANVIER 1813). MANUSCRIT PARTIELLEMENT AUTOGRAPHE. [Vers 1813-vers 1867].
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€10,000 - €15,000
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MEMOIRES SUR LA CAMPAGNE ET LA RETRAITE DE RUSSIE (JUIN 1812-JANVIER 1813). MANUSCRIT PARTIELLEMENT AUTOGRAPHE. [Vers 1813-vers 1867].

372 ff. in-4 brochés en 9 cahiers ou en feuilles.

LE MANUSCRIT ORIGINAL DES CELEBRES MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE

Rares sont les récits de campagne aussi pittoresques que les Mémoires du sergent Bourgogne sur la campagne et la retraite de Russie. Loin en effet des relations léchées et nécessairement politiques de grands chefs militaires qui, au long des siècles, ont laissé des témoignages calligraphiés à la lumière de leur propre gloire, ces souvenirs fleurent l'homme de troupe et l'odeur qu'ils dégagent, parfois légère mais le plus souvent incommodante, voire fétide et même franchement pestilentielle, suffoque le lecteur qui découvre, au plus près, certains des épisodes les plus héroïques et désastreux de notre histoire. C'est assurément cette originalité qui explique le succès populaire et éditorial de ce texte.

Né en 1785 à Condé-sur-Escaut (Nord), d'un père marchand de toile suffisamment aisé pour lui permettre d'intégrer à vingt ans les vélites de la Garde impériale, Adrien Bourgogne participe aux campagnes napoléoniennes en Pologne, en Allemagne (il est blessé deux fois à la bataille d'Essling), en Autriche, en Espagne et au Portugal. Il est nommé sergent quelques mois avant la campagne de Russie. Rescapé de la désastreuse retraite, devenu sous-lieutenant, il est blessé à Dessau (Saxe-Anhalt) et fait prisonnier. Ayant démissionné après l'abdication de Napoléon ("L'Empereur n'y étant plus, je ne voulais plus servir"), il reprend le commerce de son père à Condé-sur-Escaut puis se lance sans grand succès dans de petites entreprises industrielles. Il se marie en 1814 et à nouveau en 1822 après la mort de sa première épouse, et laisse deux enfants de chacune de ces unions. Quelques années plus tard, en 1830, il rejoint l'armée comme lieutenant-adjudant de place à Brest avant d'être décoré de la Légion d'honneur et nommé adjudant de place à Valenciennes. Admis à la retraite en 1853, il meurt en 1867.

Comme Adrien Bourgogne le reconnaît, c'est d'abord pour lui-même qu'il écrit?: "Et puis, pour le temps qu'il me reste encore à vivre, dans notre cabane, dans notre retraite, nous n'avons rien de mieux à faire, nous autres nobles débris de l'Empire, que d'occuper nos souvenirs. Pour moi, cela me fait revivre, car il me semble encore voir et m'entretenir avec mes braves et vieux camarades morts à cette époque. L'Empereur disait, étant à Sainte-Hélène, [qu']écrire ses mémoires, c'est vivre deux fois, se rappeler tout ce que l'on a vu et fait d'honorable, enfin revenir sur tous les pas de sa carrière, s'entretenir de soi pour se distraire […]" (passage inédit). L'idée première n'est donc pas de raconter ses souvenirs aux autres, à commencer par ses petits-enfants et ses amis, mais avant tout de les fixer pour soi-même et, dans un sens, de les matérialiser tant les événements que l'ancien soldat a vécus lui semblent parfois les fruits de son imagination. Ayant commencé à écrire son récit durant sa captivité en 1813 - 1814, sous la forme de notes semble-t-il, Adrien Bourgogne l'aurait mis en ordre vers 1835, mais il en a certainement repris la rédaction tout au long de ses années de retraite.

C'est du vivant de leur auteur que ces Mémoires parurent pour la première fois, en feuilletons, dans l'Écho de la frontière, journal politique, littéraire et commercial des arrondissements de Valenciennes et d'Avesnes (janvier-juin 1857). Cette édition partielle - en effet, le récit s'interrompt subitement au milieu du mois de décembre 1812 - fut ensuite imprimée de manière encore plus tronquée à Valenciennes, chez E. Prignet, sous la forme d'un tiré-à-part curieusement daté 1856. Quarante ans plus tard, Paul Cottin publia à nouveau les souvenirs du sergent Bourgogne dans sa Nouvelle Revue rétrospective (décembre 1896-décembre 1897) avec la collaboration de Maurice Hénault, archiviste-bibliothécaire de la ville de Valenciennes. Reprise en volume chez Hachette en 1898 et publiée à Londres, en anglais, dès 1899, cette nouvelle version connut de multiples rééditions jusqu'en 2013.
En 1978, cependant, on s'avisa que Cottin avait peut-être manqué de rigueur scientifique dans l'établissement du texte qu'il avait établi avec Hénault. D'ailleurs, tout en critiquant la publication partielle donnée par l'Écho de la frontière, qu'il proclamait moins scrupuleuse que la sienne, et prétendant offrir enfin au public la première édition in extenso des Mémoires, n'avouait-il pas lui-même avoir, selon sa coutume, rectifié l'orthographe et supprimé "des phrases inutiles" Il faut dire que la réputation de Paul Cottin en matière d'émondage n'était plus à faire, à l'instar de celle de son proche confrère Lorédan Larchey qui ne fut pas tendre avec les Cahiers du capitaine Coignet. On s'attela donc à élaborer une nouvelle édition dont le texte, puisque le manuscrit original était perdu ou du moins considéré comme tel, ne pouvait être établi que grâce aux feuilletons de l'Écho de la frontière, estimés plus fidèle au récit initial (il est d'ailleurs permis de penser que le sergent Bourgogne participa lui-même à cette première publication puisque les "notes de l'auteur " émaillant le texte n'apparaissent pas toutes dans le manuscrit original), ainsi qu'à deux registres dans lesquels Maurice Hénault aurait pris soin de transcrire les passages coupés par Paul Cottin. Pourtant, comment ne pas être surpris de constater que cette édition de 1978, censée être plus authentique que celle de Cottin, reproduit en fait dès le commencement du premier chapitre la version incriminée et non le texte du feuilleton correspondant qui, lui, est conforme au manuscrit autographe.

C'est ainsi que près d'un siècle et demi après la mort du sergent Bourgogne, nous ne disposons toujours pas d'une édition de ses Mémoires à la fois complète et fidèle au texte initial. En cela, la réapparition du manuscrit original présente donc un intérêt historique notable. Son destin est d'ailleurs assez rocambolesque : déposé en 1891 à la bibliothèque de Valenciennes
(ce qui explique la présence de cachets de ladite institution sur plusieurs feuillets, sans la justifier puisqu'il ne s'agissait que d'un dépôt dont il n'est au demeurant pas fait mention dans le catalogue général des manuscrits de la bibliothèque municipale de Valenciennes publié en 1894), il fut "remis entre les mains de la fille de Bourgogne, Mme Defacqz" au moment de la publication chez Hachette de la version Cottin - c'est bien ce qu'indique l'avant-propos de cette édition à laquelle participa justement l'archiviste-bibliothécaire de Valenciennes, Maurice Hénault. Puis il disparut si bien de la conscience collective, et de celle des chercheurs, qu'il était encore déclaré perdu quelques secondes avant sa réapparition soudaine sur le plateau de l'émission Apostrophes du 29 septembre 1978, lorsqu'une descendante de madame Defacqz exhiba courageusement devant plusieurs historiens médusés et des spectateurs et téléspectateurs assurément ravis de ce coup de théâtre, le manuscrit de son ancêtre ! Il est depuis resté dans la même famille.

On se prend à rêver qu'un jour prochain, peut-être à l'occasion des 150 ans de la mort du sergent Bourgogne, paraisse une édition définitive qui, certes, ne renouvellera pas considérablement les connaissances que nous avons de la campagne et de la retraite de Russie, mais, au moins, rendra justice, une fois pour toutes, à un soldat méritant et à ses souvenirs, souvent poignants mais aussi parfois légers, comme le passage suivant, inédit à quelques phrases près, dans lequel Bourgogne raconte son dîner du 1er janvier 1813, à Elbing, avec ses compagnons Picart et Grangier (fin du chapitre XI) :

Après plusieurs questions sur ma nouvelle capote et de la manière dont je me l'étais procurée, nous partîmes pour aller dîner chez moi comme cela avait été convenu entre nous et d'un autre côté avec Madame Gentil. En arrivant à la maison, nous y trouvâmes deux autres dames que Madame Gentil : ainsi nous avions chacun la nôtre. Un instant après nous nous mettons à table sans cérémonie.
Nous n'étions pas encore au milieu du dîner que Picart, qui jusqu'alors n'avait encore rien dit mais qui avait déjà bien bu, commença à entamer la conversation en me disant : "Savez-vous bien, mon sergent, que vous avez là une bourgeoise qui est f… pour l'amour.
A-t-il du bonheur le Champainois [sic ; il s'agit du mari de madame Gentil] Et vous, mon pays, êtes-vous heureux Après tout, jour de Dieu, nous l'avons bien mérité ! Au fait, c'est qu'elle est faite au tour, votre bourgeoise, et les deux autres aussi. En voilà une particulièrement qui a l'air de rire comme si elle comprenait ce que je viens de dire.
Peut-être que je lui plais, c'est encore possible. Je vous dirais qu'elle me plaît aussi et beaucoup, et si nous passons l'hiver ici, je veux en faire ma maîtresse !" En même temps, il prit son verre pour boire à la santé de la dame. Mais à peine avait-il finit de parler que la dame en question, ainsi que les deux autres, se mirent à rire tellement fort que Picart en fut déconcerté. Cela n'est pas étonnant lorsque l'on saura que cette personne que Picart désignait, était française et par cela même avait compris et rapporté aux autres tout ce que le vieux troubadour venait de dire.
Cette dame était de Mayence et mariée à un individu du même endroit et attaché à l'administration des vivres (ce que nous appelions nous autres militaires "riz-pain-sel"). Dans la campagne de 1806 et 1807 en Prusse et en Pologne, elle suivit son mari. Et dans cette campagne il fit (comme tous ceux qui étaient attachés aux vivres) de bonnes affaires, de sorte qu'il jugea convenable d'acheter une propriété dans le pays où il se trouvait plutôt que de retourner en France où l'on aurait pu lui faire rendre des comptes ou le traiter de voleur, car il n'avait rien en partant de Mayence. Mais le malheur voulut qu'il mourut en 1810, de sorte que cette dame se trouva veuve à l'âge de vingt-quatre ans. Et comme ses intérêts étaient dans ce pays et qu'elle parlait la langue allemande, elle y resta. Comme on a vu, elle parlait le français aussi bien et mieux que Picart. C'est pour cela qu'elle l'avait compris.
Picart ayant vidé un second verre, toujours à la santé de la dame de ses pensées, toussa un gros coup, se recueillit et adressa à sa dulcinée les paroles suivantes?: "Madame, vous riez des grosses bêtises que je viens de dire. Cela n'est pas étonnant, je ne sais rien dire autre chose. Mais c'est ma manière d'exprimer mes pensées… enfin, comme un vieux soldat ! Mais si j'avais pu deviner que vous étiez française, j'aurais fait mon possible pour exprimer plus convenablement tout ce que je ressens pour votre belle personne. Mais c'est à mes camarades à qui je communiquais tout ce que vous m'inspirez, ne pensant pas que vous puissiez me comprendre autrement que par l'expression de mes yeux."
Picart n'avait pas finit qu'il fut interrompu par un bravo général, de Grangier et de moi, et de Leboude qui entrait dans ce moment. Ensuite il continua : " Je ne sais, Madame, si je me marierai, car je ne possède rien qu'un bon cœur, mon fusil, mon sabre et ma croix d'honneur et mon titre de chevalier de la Légion d'honneur qui en vaut bien un autre [note autographe de l'auteur : Picart avait reçu en récompense de sa bravoure fusil, sabre et croix d'honneur]. " La dame lui répondit qu'avec son bon cœur et ses beaux titres, il ne pourra jamais manquer de plaire à toutes les dames qui auront le bonheur de le connaître. " Mais, Monsieur le Chevalier, il sera peut-être difficile de vous plaire ! - Pas du tout, Madame, voilà ce que je dirai à ma future (ici Picart s'arrêta pour vider son verre ; ensuite il continua) je disais donc que je dirai à ma future (il fit encore une seconde pause comme pour se souvenir de quelque chose, ensuite il dit) je lui dirai ce que vous allez entendre " et quelques minutes après il nous chanta un couplet que chante le charbonnier dans la pièce de la Belle Arsène :

"Soyez amusante,
Soyez complaisante,
Nous vivrons toujours en gaité.
Je ris et je chante,
Mon âme est contente,
Lorsque l'on fait à ma volonté."

Picart fut encore chaudement applaudi. L'on trouva charmant et à propos les paroles qu'il venait de chanter. "Ah ! Ce n'est pas tout, nous dit-il. Permettez moi, mes amis, de vous chanter encore un couplet, sur l'air "Femmes, voulez-vous éprouver" :

L'amour sous un casque de fleurs
N'offre pour vaincre que ses charmes.
Quand on veut conquérir des cœurs,
Il n'est pas besoin d'autres armes.
Son avant-garde est le désir,
Ses ailes, la douce espérance,
Son corps d'armée est le plaisir
Et ses lauriers, la jouissance. "

Après ce couplet qui fut applaudi comme le premier, les dames passèrent dans une autre chambre. Elles firent bien ! Mais en sortant, j'entendis une d'elles qui disait à Madame Gentil : " Tarteiff d'y Françouse ! " [sic],
qui veut dire?: " Diables de Français ! ".
Elle ajouta : " Ils sont toujours gais et amusants." Enfin, notre dîner finit assez tard et comme il avait commencé, c'est-à-dire toujours joyeusement.

Sur les 372 feuillets que compte le manuscrit, un tiers environ n'est pas de la main d'Adrien Bourgogne mais on ne sait pas si ces pages sont la transcription de notes originales perdues ou si elles ont été écrites sous la dictée ; elles présentent cependant des ajouts qui, eux, sont autographes. Nombreuses corrections, ratures, passages biffés ou découpés, et compléments sous la forme de morceaux de papier volants ou collés. Quelques passages en plusieurs versions. On remarque enfin de multiples signatures et paraphes de l'auteur qui, semble-t-il, voulait que l'authenticité de l'ensemble ne soit pas contestable.
Quelques taches et brunissures. Plusieurs déchirures marginales, sans manque. Les marges externes de nombreux feuillets sont défraîchies, avec de petits manques en bout de ligne.

Provenance :
Propriété d'une famille descendant de Madame Defacqz, fille du sergent Bourgogne.

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