20 ans d'amitié par lettres
Environ 290 L.A.S. entre 1936 et 1958, dont la majorité écrites entre 1938 et 1943, soit un ensemble impressionnant d'environ 930 p., de formats divers (surtout in-4). Plusieurs lettres sont très longues. Enveloppes souvent conservées. Quelques cartes postales, quelques textes dactylographiés. Plus de 130 lettres de Mme Rouault et d'Isabelle Rouault sont jointes.
Les enveloppes contiennent aussi des lettres qu'il destine à ses enfants et qu'il charge Roulet, en période de guerre, de recopier et de leur transmettre.
Le peintre biffe, rature, superpose des corrections, écrit horizontalement, puis verticalement dans les marges, mélange les encres de couleurs différentes, efface des lignes en les couvrant d'un lavis d'encre, ce qui leur donne un caractère éminemment pictural. L'écriture angulaire est parfois tremblante - c'est un homme de soixante-dix ans qui écrit. Rouault réalise que la lecture de ses lettres est difficile : "Honteux de vous adresser telles horreurs à la lecture, on voit que j'étais à bout tout à fait en arrivant. A la poubelle !", ou : "La correction n'est pas mon fort, loin de là. J'en conviens, je ne suis pas fait pour faire des lettres officielles", écrit-il en marge d'une missive particulièrement raturée. En tête d'une autre où la calligraphie frappe par sa régularité inhabituelle : "Voici une lettre comme on en faisait autrefois pour la fête des parents ou des grands-parents, grands-mamans, il n'y manque que le bouquet de fleurs en reliefs en couleurs, vous ne direz pas que je ne puis pas écrire correctement".
Son écriture très graphique, recouvre le moindre espace de la page. Il s'applique aussi à certains effets de mise en page, comme la disposition de son texte en croix, pour quelques lettres qu'il appelle des "cadeaux épistolaires" (XI.40). Une page entièrement calligraphiée au pinceau à l'encre de chine (28.XI.40). Certaines lettres sont très longues, comportent des pages de papier différent, parfois sur du papier de récupération ("Excusez ce méchant papier…"). Il ajoute fréquemment des apostilles à ses lettres, sous des intitulés variés ("Dernière heure", "Avant dernière heure").
Cet ensemble inédit est tellement vaste, les sujets tellement variés que nous ne pouvons donner ici qu'un aperçu succinct de ce millier de pages :
Biographie. Correspondance capitale pour suivre la vie de Rouault dans les vingt dernières années de sa vie. Rouault y évoque ses expositions, sa condition d'artiste maudit, la réception de son œuvre, etc. Il se livre évidemment sur ce qu'il appelle "le plus grand drame de ma vie" : la mort d'Ambroise Vollard et la mise sous scellés de ses œuvres. "Il y a cependant 350 toiles vierges dont 10 esquisses signées qui sont à moi que L.V. m'avait offert de me rendre…". Il confie à Roulet la tâche de les lui apporter chez lui : "si L[ucien] V[ollard, frère d'Ambroise] venait à disparaître, on croirait que je dois les repeindre, misère de misère ce serait le bouquet" (31 août 1939, soit un mois après la mort d'Ambroise Vollard). Lui donne le détail des œuvres qui sont dans tel ou tel atelier. Il ne cesse de se lamenter : "Quelle fin d'existence, dérisoire et stupide au moment où j'avais besoin d'effort complet et rapide, mais j'ai passé ma vie à être ainsi en roulis et tangages, et je résiste maintenant au mal de mer" (10.IX.39). Le peintre relate par le menu les transactions avec Lucien Vollard, la sélection par les experts de ses œuvres, qu'il vit comme un déchirement. "Je reste de longues heures à lire, à deux ou trois reprises par nuit. En vérité, je suis en fureur contre ces bougres qui font semblant d'aimer l'art et les artistes, et qui les font crever de désespoir - cinq mois perdus à près de soixante dix ans, c'est un gros préjudice". Cette tragédie personnelle se greffe à une tragédie plus large : la seconde guerre mondiale ("je crains de ne plus avoir les forces physiques nécessaires pour tenir le coup", 4.X.39), qui a notamment pour conséquence de l'isoler de ceux qu'il aime : "on empêche ma fille de passer pour venir ici, mes gendres sont prisonniers, mon fils a été flambé en son auto et ma fille elle-même pouvant rester avec moi et n'était pas forcée de remplir le rôle qu'elle a bien voulu assumer, que de plus elle a des brevets d'infirmière".
Amitié. Cette correspondance très amicale est le reflet de la complicité qui unissait le peintre au jeune étudiant. "J'ai toujours plaisir à recevoir de vos nouvelles, et croyez qu'avec vous je n'ai aucune surprise désagréable, ce que j'ai éprouvé avec pas mal de contemporains…", écrit-il. De l'étudiant Suisse, il ne craint ni trahison, ni calcul, à la différence de ceux qu'il fréquente à Paris : "Vous êtes jeune. Vous avez cependant, je pense, le sentiment profond de ma faillite absolue auprès de certains… Aujourd'hui ils me flattent, demain ils me dépouilleront encore… Vous êtes un sincère, cela devient rare. Vous n'êtes pas gâché par la ville tentaculaire." Le peintre lui demande fréquemment conseil, notamment sur les endroits où abriter ses œuvres en Suisse ("Vous pourriez me dire su en Suisse il existe des coffres blindés pour transporter mes œuvres et où") ou sur les pays qu'il pourrait habiter. Dans les épreuves - guerre et mise sous scellés de ses œuvres - qui l'assaillent, Rouault trouve toujours en son jeune ami le soutien qu'il lui faut : "Oh cher monsieur Roulet… vous ne saurez jamais combien je suis touché, combien j'aurais besoin de quelqu'un comme vous", puis "Merci du soin que vous prenez de ma vieille peau, que je suis forcé de moins négliger". Durant la guerre, Roulet fournit son ami peintre en matières premières pour son art : "je n'ai plus une goutte d'huile ni d'essence… Envoyez le paquet, n'y a-t-il pas moyen de compléter les 9 kg avec des vivres au lieu de vêtements". En 1937, l'étudiant suisse cherche un sujet de thèse et pense la consacrer à Rouault, ce qui "trouble" ce dernier : "Pensez donc que Cézanne, c'est seulement dix ans après sa mort qu'un allemand a tenté de soutenir une thèse sur lui… Je me sens si profane, si peu fait pour les polémiques, si heureux de me taire et de peindre, bien ou mal, il faudrait que ce que je fais soit tellement mieux, atteigne un plus grand public, soit plus parfait".
Littérature. Rouault introduit de nombreux poèmes dans ses lettres. "Je vous adresse ce poëme peu classique pour répondre à vos cartes et surtout à votre charmante lettre, arrivée au bon moment, vous avez deviné que je suis dans le marécage…", dit-il avant de continuer en vers. Outre ces nombreux poèmes qui émaillent ses lettres - ou qui en constituent le contenu principal, il lui adresse également des compositions littéraires, de brefs essais, voire des copies de lettres qu'il adresse à d'autres.
Livres parus. Rouault offre régulièrement des manuscrits à son ami pour qu'il les mette au net : "mettez au net ce que vous trouverez bon et ce qu'il y aura de mieux pour un recueil de Poétique ou autre", "faites des plans à votre guise pour ce livre ou un autre de votre choix". De ces retranscriptions sortiront les Soliloques (1944), qu'il pense un moment illustrer des gravures qu'il avait faites pour Miserere : "j'ai des planches faites depuis vingt ans, et le livre Miserere et Guerre est toujours en vrac [à cause de la mort d'Ambroise Vollard], le texte n'étant pas de moi, et Lucien [Vollard] file sans laisser d'adresse". Se lamente que la mort de Vollard ait interrompu la parution de Miserere : "Espérons que si Ambroise ressuscite, paraîtra un jour Miserere et Guerre signé sur le cuivre 1918-19-20 et années suivantes et non encore sorties en 1940 malgré scellés depuis fin juillet. Vade retro satanas greffiers, juristes, avocats, experts, héritiers de malheur qui se foutent de l'art comme poisson d'une pomme" (13.II.40).
Rouault suit aussi les diverses publications universitaires de son ami à propos de Mallarmé (cf. également lot 108). Il se compare à Mallarmé qu'il voit comme un poète incompris et qui, mort peu après la parution du Coup de dés, n'a pas pu réagir aux critiques ("les centaines d'œuvres - que personne ne voyait - sont reprises de certaine manière [et] peuvent ne pas être très reconnaissables, car vers 1913-1914 quand feu Vollard en pris plus de 700 œuvres pour 49 000 f, sans compter celles acquises depuis - lesdites œuvres ou certaines d'entre elles reçurent le baptême pictural… si j'étais mort prématurément, il aurait pu en être de tout mon effort pictural et même livresques comme il en a été pour Mallarmé en cette dernière œuvre !").
Etat d'âme. On suit l'état d'âme du peintre, qui évoque régulièrement la mort, sa déchéance : "J'ai la sensation qu'il me reste peu de temps à vivre, j'ai toujours eu ce pressentiment, certes j'ai bien manqué de trépasser plus d'une fois et pas de façon imaginaire. Si Dante descendit aux Enfers, moi j'y suis né et je vais y gémir jusqu'à la mort du fait de mes contemporains…" Ailleurs encore : "Ne vous réjouissez pas trop vite que je sois en vie, la mort n'est qu'un passage pénible, souvent, suivant qu'elle vous travaille plus ou moins longtemps. Vivre avec ce goût d'amertume continuel est-ce vivre ?... J'ai vécu très solitaire sans tellement le rechercher".
Sur l'art. Nombreuses considérations sur l'art ("J'aime ce qui est lent, mesuré, harmonieux, ou vif comme l'éclair") ou l'artiste. S'y montre contre le système : "Je voudrais redevenir le provincial que vous dites être / Loin des surproductions stupides / auxquelles par grâce d'état je n'ai jamais pu collaborer. / Loin de bruit des fausses renommées / de la confusion du négoce et de l'art / Loin de toute profession de foi magistrale / du vent des paroles oiseuses / des justiciers et des critiques des augures…". Malgré son grand âge, ne peut s'empêcher de peindre : "Je devrais me détendre et me dire 'Quel repos ! Ne plus peindre', mais c'est le contraire le repos : c'est peindre, et le repos dont parlent les bonnes gens avant le sommeil de la mort, ce fou n'a rien d'un humain, en un moment pareil [la guerre] quand tant de gens souffrent, le voici qui fait l'original. 'peindre à quoi cela rime-t-il ? Qu'il se laisse donc un peu vivre en ce beau pays !". L'art est plus fort que lui, fait partie de lui : "Je n'acquis et vécu soixante dix ans non pas dans les ténèbres, mais tentais de m'en délivrer en un art assez forcené, je l'avoue avec simplicité, de m'en délivrer. L'art est pour certains humains délivrance, mais on ne se délivre qu'en se purgeant et confessant." Il a, dit-il, "le vice pictural".
A propos d'une œuvre qu'il a réalisée : "Elle fut composée d'éléments divers, bien vivants, très bien gravés en ma mémoire, en d'autres physionomies. Tout à coup, revoyant ce que j'avais peint, il m'arriva de me dire avec précision 'Mais c'est Monsieur Tel', je le reconnais très bien." A propos de l'explication de sa peinture : "Comme on me le demande parfois d'Amérique, la peinture ne s'explique pas…". Evoque souvent Cézanne, Rembrandt et d'autres artistes qui l'ont influencé, et même les surréalistes : "Chers réalistes et surréalistes, soit dit sans vous offenser, peut-être adopterai-je un nouveau mode de peindre sans renier ce que j'ai fait auparavant", dit-il à propos de Miserere. Evoque ses différentes expositions, les livres écrits sur lui (par L. Venturi par exemple). Joint :
- Environ 135 L.A.S. de Mme Rouault et d'Isabelle Rouault, dont une centaine datant d'après la mort de l'artiste (période 1948-1958). Isabelle se fait souvent l'émissaire de son père, transmettant des renseignements que Claude Roulet demande, l'invitant à dîner, etc.
- Quelques lettres de Claude Roulet, notamment un Mémoire destiné à Mr G. Rouault pour l'éclairer sur les inconvénients d'un séjour en Suisse aux durs mois d'hiver (11.XI.40).